Entrevue : Chris Sharma

A l’occasion de l’étape parisienne de Montagne En Scène, nous nous sommes entretenus avec Chris Sharma ce printemps. L’occasion de revenir avec lui sur son succès dans ‘La Dura dura’ à travers le film qu’il est venu présenter, mais aussi de faire le point sur ses projets futurs.

– Kairn : « La Dura dura » est-ce ton plus grand accomplissement en escalade ?

– Chris : Oui, il y a différents moments de ma vie de grimpeur qui ont été particulièrement importants et spéciaux pour moi dans ma carrière, comme enchainer « Biographie » ou l’arche d’Es Pontas. Mais bien sûr la « Dura dura » s’inscrit aussi dans cette liste.

– Kairn : Tu as maintenant bien dépassé la barrière des 30 ans, comment te sens-tu et te vois-tu encore assez fort pour repousser tes limites en escalade dans le futur ?

– Chris : Oui, j’ai pas mal de projets que j’aimerai réaliser. C’est sûr que je n’ai plus l’énergie de mes 20 ans mais je ferai tout pour rester en forme sans blessure le plus longtemps possible. Mais d’années en années, je constate bien sûr que c’est de plus en plus difficile de faire des progrès vers le haut niveau, de rester en forme sur une période durable…. Vous faites d’énormes efforts pour un tout petit progrès ! C’est sûr que maintenant toute chose me demandera des investissements en temps et en effort considérables pour essayer de grimper des trucs plus durs, mais l’an dernier quand j’ai fait la « dura dura » j’ai senti que je pouvais faire des trucs encore plus durs. On verra !

– Kairn : La « Dura dura », tu n’étais pas seul à bosser la voie car tu as partagé ce projet avec Adam Ondra. Raconte-nous un peu ce partage d’expériences.

– Chris : Ouais, c’était un effort d’équipe intéressant. Des fois je lui montrais des bonnes méthodes, et d’autres fois il me montrait aussi quelques astuces. C’était vraiment cool de bosser la voie ensemble. C’est sûr il y avait tout de même une sorte de compétition entre nous, mais nous souhaitions l’un à l’autre de réussir lors l’un d’entre nous mettait un run dans la voie. Ce n’était au final pas très important de la faire en second, car le processus de bosser la voie avec Adam et le respect de l’un envers l’autre était le plus important. On a vécu des moments très spéciaux.

– Kairn : Pour toi, quelle est la chose la plus importante qu’Adam t’as apporté pour faire « La dura dura » ?

– Chris : pour moi, juste de constater à quel point il travaillait dur pour arriver à faire cette voie qui représentait un nouveau niveau. Voir quelqu’un aussi jeune et si déterminé en escalade !

– Kairn : Inversement, quelle est la chose la plus importante que tu penses avoir apporté à Adam ?

– Chris : Ben j’ai apporté mon esprit, la vision dans laquelle j’avais équipé cette voie, et montré un peu comme avec Jean-Christophe Lafaille et « Biographie », que cette voie que j’ouvrais représenterait un nouveau challenge pour les futures générations. Une sorte de vision, afin de mettre en évidence que ce projet était possible. Après on a des styles et des personnalités très différentes. Dans ma grimpe je suis peut-être plus relâché. En tout cas , on a pris du très bon temps.

– Kairn : Comment s’est passé ce processus d’équipement, de la découverte puis de travail de « La dura dura » jusqu’à l’enchainement ?

– Chris : Quand j’ai équipé « La dura dura », j’ai été surpris de trouver des prises dans ce mur. Au début, je voulais juste essayer de faire les mouvements, voir si c’était un réel projet ou une ligne impossible. J’ai fini par faire tous les mouvements, cela m’a énormément coûté, et j’aimais bien le style donc j’ai tout de suite pensé que cela serait vraiment un très bon challenge et une bonne chose de me focaliser là-dessus. En tout cas, pour moi, c’est une grande motivation d’équiper des voies. Quand tu regardes ce mur gris compact et que tu imagines une ligne et ensuite que tu considères tout le boulot pour équiper, réaliser les mouvements puis arriver à enchainer, c’est un processus vraiment excitant : découvrir quelque chose, et l’amener à la réalité de cette manière.

– Kairn : Quel est ton truc pour arriver à rester focalisé aussi longtemps sur des projets à long terme ?

– Chris : Souvent c’est frustrant et j’ai besoin de faire des breaks, ou de travailler d’autres voies en même temps. Pour la « dura dura » j’ai bossé le truc pendant un an et demi, tombant et échouant encore et encore… Mais la forme était là et juste avant la réussite dans la « dura dura », j’ai réussi un de mes projets à Santa Linya, « Stocking the fire » (9b), et cela m’a fait énormément de bien, car j’avais presque oublié avec ces échecs comment cela faisait d’enchainer un truc dur. J’ai été proche de nombreuses fois dans la ‘dura dura’, et cela commençait à ressembler à un combat mental. Donc réaliser l’autre voie avant a été crucial pour moi car en quelque sorte cela m’a permis de retrouver ces sensations de réussite. C’est important de réussir quelque chose pour accroitre ensuite la motivation et le fun.

– Kairn : Le début de « La dura dura » comporte les difficultés principales de la voie. Quel échauffement faisais-tu pour être efficace et performant dans tes essais et bien grimper dès le bas ?

– Chris : Perso je pense qu’on n’a pas besoin de s’échauffer énormément pour faire des voies. Des fois, je me pointais et je faisais juste une montée de travail pour me remémorer les pas de bloc juste en guise d’échauffement. Ensuite, quand je suis tombé après cette première partie, j’étais souvent pété avec mes doigts engourdis par le froid. Donc j’essayais de grimper un 8a+ histoire d’avoir le corps et les doigts plus chauds avant de faire un effort assez long.

– Kairn : As-tu crains la blessure en essayant cette voie ?

– Chris : Un peu au début sur le gros mouvement puissant du crux. Mais cette appréhension est vite passée, , car quand tu essaies la voie un paquet de fois, ton corps imprime les mouvements et tu sens aussi quand tu es fatigué et qu’il faut arrêter.

– Kairn : « Jumbo love », une autre voie que tu avais établi aux US demeure toujours non-répété. Comment l’expliques-tu ?

– Chris : C’est vraiment une très belle voie, et d’ailleurs j’aimerai dans le futur m’atteler au départ direct qui pourrait tourner autour du 9b+. C’est une falaise superbe et spéciale mais qui est difficile d’accès. C’est pour cela qu’elle n’est pas souvent essayée je pense.

– Kairn : La grotte de Flatanger en Norvège, ça t’inspire ?

– Chris : Je n’y suis jamais allé encore, ce serait cool d’y faire un tour, mais en ce moment mon agenda est bien rempli, entre l’Europe et les US, je n’ai pas trop le temps de voyager pour grimper.

– Kairn : Que penses-tu du milieu des compétitions ? Tu t’y intéresses ou pas du tout ?

– Chris : Ouais des fois cela m’arrive de matter des streamings de coupe du Monde. C’est intéressant d’avoir un regard sur tous les aspects de son sport. Les compétiteurs ont un tel niveau qu’il serait vraiment intéressant de voir ce qu’ils sont capables de faire en extérieur. Parfois j’ai envie de faire quelques compétitions, mais sans objectifs précis, comme il y a quelques années à Arco ou l’an dernier sur la compète de psicobloc que j’ai parrainée en Utah. On va essayer d’ailleurs de la refaire cette année et d’exporter ce modèle de compétition en Europe et à travers le monde dans le futur.

– Kairn : Que penses-tu de cet essor du bloc partout sur la planète ?

– Chris : C’est très logique. Le bloc est très fun. Cette année, je vais essayer de m’y remettre un peu plus car je vais devoir aller un peu plus souvent aux US, et c’est très facile de pratiquer par toi-même et prendre du plaisir immédiat. C’est super de voir cette évolution en tout cas.

– Kairn : Et le psicobloc, dont tu es un des pères spirituels ?

– Chris : Je suis allé un peu à Majorque l’été dernier pour essayer un projet particulier assez dur que j’avais là-bas, j’aimerai le faire cette année. Le crux est à 15 ou 18 mètres de haut avec une difficulté en 8A+ bloc ! Un parfait mur déversant avec un super caillou…

– Kairn : Et en falaise ?

– Chris : J’ai quelques projets toujours en Catalogne, un à Oliana pas loin de « La dura dura », un à Santa Linya la fin directe de « Stocking the fire » autour du 9b+, et deux à Margalef : un à la Finestra (ndlr « Perfecto mundo »), et un proche de « Era vella ».

– Kairn : Ta dernière actu, c’était cette incroyable grande-voie à Oman. Parle-nous un peu de cette voie ?

– Chris : C’était une expérience incroyable de grimper avec Stefan Glowacz, d’équiper cette grotte et ces 13 longueurs. Parois c’était très sombre et sauvage, on grimpait à la frontale. Il y a une longueur en 8c+ que j’ai presque enchainé, ensuite on a fait une variante moins dure en 8a+. on a passé 16 jours là-bas à grimper, sans repos, on a fini très fatigués mais c’est une voie géniale.

– Kairn : T’as envie de faire davantage de grandes-voies à l’avenir ?

– Chris : Bloc, falaise, grande-voies, deep water, je suis motivé un peu par tout en ce moment, on verra où ma motivation me mènera ces prochaines années ! Je n’ai jamais planifié ma carrière, je fais au feeling en fonction de mes envies. Cette année, je serai en Europe cet été et une bonne partie de l’automne, et tu vois, je n’ai pas encore prévu grand-chose ! Cette année, j’ai été beaucoup aux US pour visiter mes sponsors et m’occuper de ma nouvelle salle d’escalade. Après « La dura dura », c’est bon de prendre un peu de temps pour souffler. Et c’est bon de prendre un peu du temps pour faire autre chose, j’avais besoin de ce break, de faire autre chose et de prendre du fun. Et bientôt, j’aurai de nouveau faim et envie de me refocaliser sur des voies dures.

– Kairn : Pour finir, que penses-tu de la France, de ses falaises, et de ses grimpeurs et de la soirée de ce soir à Montagne En Scène ?

– Chris : J’adore les falaises françaises, spécialement Céüse où j’aimerai retourner pour faire mon projet à « Face de rat ». J’ai beaucoup de respect pour les grimpeurs français. Il y a beaucoup de jeunes très forts. Aujourd’hui je suis très content d’être à Paris, dans cette belle ville et ce théâtre-cinéma. C’est une belle opportunité pour moi que de faire partager mon expérience avec cette voie que j’ai réalisé. C’est avec grand plaisir que je suis ici pour faire partager ma passion de la grimpe !

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