Bleau : Mécanique gréseuse

Julien Gasc nous donne son avis de géologue sur le thème ‘humidité, grimpe et fragilisation des prises’ en forêt de Fontainebleau.

‘Il y a quelques temps, sur le forum de l’inévitable site bleausard Bleau.info, un grimpeur annonçait avoir cassé une prise dans Sideways Daze. Certaines réponses suggéraient, par la suite, que le malheureux aurait dû s’abstenir de grimper ce jour-là, compte tenu des conditions plutôt humides. Ayant grimpe moi-même pendant quelques années en forêt, j’ai souvent entendu des grimpeurs expliquer que le rocher est plus fragile pendant ou après la pluie. Pourtant, de mon de vue de géologue et ayant un peu d’expérience en mécanique des roches, la relation entre humidité et fragilisation du grès n’est pas évidente du tout. Ce jour-là ma contribution à cette discussion sur le forum était formelle : les prises ne sont pas plus fragiles lorsqu’il pleut. Mais alors pourquoi des Bleausards affirment-ils le contraire et qui suis-je pour les contredire puisque certains se basent sur trente ans de grimpe ou plus ?

Pour comprendre mon scepticisme commençons par rappeler quelques notions de base. Le grès est une roche sédimentaire détritique (contrairement au calcaire, par exemple) composée essentiellement de grains de quartz. Ces derniers peuvent être cimentes dans une matrice (argileuse, calcaire ou autre) dont la quantité est grandement variable d’un grès à l’autre. La porosité d’un grès est généralement assez importante, pouvant aller jusqu’à 30%. Les pores de la roche sont plus ou moins connectes entres eux, l’eau peut ainsi circuler entre les pores ce qui confère a la roche une certaine perméabilité. Dans un cas humide donc, un grès est compose d’une phase solide (i.e., les grains de quartz ou autres plus la matrice) et d’une phase fluide, les pores étant plus ou moins remplis d’eau. Lorsque cet édifice est soumis à une force extérieure, c’est dans la phase solide que les contraintes se produisent. Lorsque ces contraintes atteignent un seuil de rupture une fracture se propage. Il n’y a donc pas de raison a priori pour que l’eau, présente dans les pores de la roche, influence le seuil de rupture dont seul le milieu solide dépend. Certes, mais l’eau peut aussi diffuser dans le milieu solide, si celle-ci interagit peu avec les grains de quartz, elle peut par contre facilement pénétrer les minéraux argileux de la matrice et les rendre plus fragiles (notamment car certains minéraux absorbent beaucoup d’eau et gonflent, comme la smectite par exemple), ce qui au final rend la roche significativement plus fragile (Dube et Singh, 1972). Ce type de fragilisation est donc dépendant de la quantité de matrice et de sa composition comme cela a été montre par Nara et al. (2012; 2011). En revanche, le grès de Fontainebleau constitue une exception puisqu’il ne contient quasiment pas de matrice, il s’agit pratiquement de quartz pur ! Il est donc peu susceptible d’être sujet à ce phénomène. Oui, mais les prises sont plus fragiles lorsqu’il pleut–– insistez vous ! Alors pourquoi ?

Photo : coll. Greg Clouzeau

Baud et al. (2000) ont pensé à tester une autre hypothèse. Lorsqu’une fracture se propage, elle crée une nouvelle surface au sein de la roche (le plan de fracture). Cette surface a une énergie propre qui est liée à la tension de surface et dépend des matériaux qui constituent l’interface en question. Or il se trouve que la tension de surface entre roche et air est plus énergétique que celle entre roche et eau. En d’autres termes, il est moins couteux en énergie, et donc plus facile, de propager une fracture dans l’eau que dans l’air. Ceci est plutôt bien résume dans le bouquin d’Yves Guegen, Mechanics of Fluid-Saturated Rocks (pp. 88), ou il est rappelle que ces effets restent faibles, de l’ordre de 3%, pour un grès avec peu ou pas de matrice et une porosité relativement faible comme celui de Berea ; ce qui veut dire qu’on s’attend a un effet encore plus faible sur du grès de Fontainebleau.

Il est toutefois possible que cet effet de l’humidité, aussi faible soit-il, fasse la différence entre une prise qui tient le coup est une prise qui casse ; ce qui expliquerai les observations des grimpeurs sur le terrain. Il faut aussi noter que le grès dit pouf tel que celui du sud du massif peut présenter une porosité nettement plus élevée (jusqu’à 20%); il est donc plus susceptible d’être fragilise par l’humidité ambiante.

Mon point de vue est que la majorite des prises qui cassent par temps humide sont celles qui présentent des fractures et ne font qu’accomplir leur destin. Personnellement, j’ai la conviction que, même si la pluie peut accélérer le processus, comme discute précédemment, ces prises étaient condamnées de toute manière. Mais quoi qu’il en soit, appliquons un principe de précaution : pour éviter d’irriter celui dont on risque de détruire le projet, faisons preuve de bon sens et, par temps humide, a défaut de ne pas grimper du tout, abstenons nous au moins de grimper sur des prises a effet de levier énorme comme des écailles ou tout simplement des réglettes ! Notre terrain de jeu offre tellement de plats et de pinces, et de toute façon à Bleau, il n’y a pas mieux !’

Baud, P., Zhu, W.L., Wong, T.F., 2000. Failure mode and weakening effect of water on sandstone. Journal of Geophysical Research-Solid Earth 105, 16371-16389.

Dube, A.K. and Singh, B. (1972) Effect of humidity on Tensile Strength of Sandstone. Journal of Mines, Metals & Fuels, 20 (1).

Guegen, Y. and Bouteca, M., Mechanics of Fluid-Saturated Rocks, International Geophysics Series (89).

Nara, Y., Morimoto, K., Hiroyoshi, N., Yoneda, T., Kaneko, K., Benson, P.M., 2012. Influence of relative humidity on fracture toughness of rock: Implications for subcritical crack growth. International Journal of Solids and Structures 49, 2471-2481.

Nara, Y., Morimoto, K., Yoneda, T., Hiroyoshi, N., Kaneko, K., 2011. Effects of humidity and temperature on subcritical crack growth in sandstone. International Journal of Solids and Structures 48, 1130-1140.

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